Discours du Président Gamal Abdel Nasser lors de la conférence des chefs d'État non alignés à Belgrade, en Yougoslavie, en 1961 

Discours du Président Gamal Abdel Nasser lors de la conférence des chefs d'État non alignés à Belgrade, en Yougoslavie, en 1961 
Discours du Président Gamal Abdel Nasser lors de la conférence des chefs d'État non alignés à Belgrade, en Yougoslavie, en 1961 

Cet article a été traduit par Sara Samir 

 Révisé par Aya Mohamad Abdel Fattah 

Monsieur le Président, chers amis,

C'est un grand honneur pour moi d'être ici. Cet honneur vient du fait qu'un tel rassemblement n'est pas un événement ordinaire dans l'histoire ; il n'est pas facile en tout temps de réunir un si grand nombre de chefs d'État et de peuples, et de voir se rassembler, par leur rencontre, tout ce que représentent leurs peuples en termes de mouvement positif continu en faveur de la dignité et de l'honneur de l'homme. Ce mouvement a créé des civilisations créatives dans le passé, et il lutte dans le présent sur un large front s'étendant sur tous les continents, afin de garantir la liberté d'action constructive pour le progrès. Il aspire à un avenir guidé par un idéal de paix fondée sur la justice. Je ne me souviens d'aucun événement récent dans l'histoire qui se rapproche autant de ce que nous aspirons maintenant, à l'exception de la grande conférence de Bandung, avec ses larges répercussions sur le mouvement de libération en Asie et en Afrique. Cela, bien sûr, en dehors de la tentative à laquelle certains d'entre nous ont participé l'année dernière, par notre participation à la quinzième session de l'Assemblée générale des Nations unies.

Et la joie vient du fait qu'il n'est pas facile pour un être humain de voir ses rêves se réaliser concrètement après qu'ils aient été un espoir qu'il essayait d'atteindre. Je sais qu'une telle réunion des chefs d'États non alignés était une idée qui a traversé l'esprit de beaucoup de ceux qui s'inquiètent pour l'avenir de la paix, et qui sont préoccupés par ce conflit violent entre les blocs, et qui souhaitent trouver un moyen d'épargner au monde entier – et non seulement à leurs peuples – les dangers de la menace destructrice qui pourrait s'abattre sur l'humanité si ce conflit violent entre les blocs atteignait son paroxysme. C'est pourquoi ma gratitude sera éternelle pour l'opportunité qui m'a été donnée de signer l'invitation à cette conférence, puis pour l'opportunité qui a été offerte à la capitale de la République arabe unie d'accueillir la réunion préparatoire de cette conférence, et enfin pour l'opportunité qui nous a conduits ici, dans la capitale de ce peuple yougoslave généreux, avec les grands espoirs de nos peuples pour une paix qui est également l'espoir de ce peuple qui nous a ouverts aujourd'hui sa maison pour que nous puissions nous y rencontrer et étudier, et pour que nous sortions ensuite de nos travaux ici avec une volonté de travail désintéressé et intègre, mise au service de la cause de la paix.

Quand j'ai eu l'honneur de rencontrer l'ami, le Président Josip Broz Tito, au Caire et à Alexandrie à la fin du mois d'avril de cette année, nous avons examiné la situation internationale depuis notre dernière réunion ensemble, avec certains des amis présidents ici, lors de la réunion de l'Assemblée générale des Nations unies en septembre 1960.

Et il était pour nous un sujet de grande préoccupation, et une grande inquiétude, que cette tentative à laquelle certains d'entre nous ont participé de tout leur possible n'a pas pu accomplir pour la paix mondiale ce que l'on en espérait. Il ne serait peut-être pas excessif d'être pessimiste en disant que les événements qui ont suivi nous ont montré clairement que la guerre froide s'intensifie de jour en jour, et qu'avec cette intensité, elle pourrait créer un climat où un conflit armé entre les deux grands blocs ne pourrait être évité. Il était douloureux pour nous de constater que, malgré tous les espoirs que nous avons portés ensemble à New York, en exprimant les souhaits de nos peuples et de tous les peuples, les perspectives de paix après les réunions de l'Assemblée générale n'ont pas obtenu le renforcement et l'assurance que nous en attendions.

Quand j'ai rencontré le président Tito moins de sept mois après notre réunion à New York, nous avons été alarmés de constater que les preuves évidentes autour de nous montraient que la situation internationale se détériorait rapidement et que le danger se rapprochait de plus en plus. En septembre dernier à New York, par exemple, nous tentions de sensibiliser l'opinion mondiale face à ce qui se passait au Congo, pour le peuple congolais lui-même, puis pour les Nations unies auxquelles nous avions confié l'espoir de le sauver. Cependant, lorsqu'on s'est réuni en avril dernier au Caire, les échos de l'assassinat brutal de Lumumba résonnaient encore dans le monde entier, annonçant que la crise s'était transformée en une tragédie complète et dangereuse dans ses significations et ses conséquences.

En septembre dernier à New York, beaucoup d'entre nous estimaient qu'il était de leur devoir d'élever la voix pour protester contre le traitement anormal réservé à la délégation cubaine à l'Assemblée générale des Nations unies, lors de son séjour dans le pays que l'ONU a honoré en le choisissant comme siège. Cependant, lorsque nous sommes revenus à la réunion en avril dernier au Caire, la République de Cuba faisait face à une invasion téméraire et insensée, à tel point que nous avons été obligés, quelques heures après notre rencontre, de publier une déclaration urgente pour dénoncer l'agression contre Cuba et soutenir la lutte héroïque de son peuple, sans attendre la fin de nos discussions officielles après quelques jours.

En septembre dernier à New York, nous avons tenté – en exerçant toute pression morale possible – de convaincre les pays pratiquant la politique de ségrégation raciale de renoncer à cette voie contraire à l’humanité. Nous pensions qu'un rassemblement puissant de l’opinion publique mondiale contre cette politique suffirait à persuader ceux qui la pratiquent que la logique de notre époque et les valeurs humaines ne permettent plus cette ségrégation abominable entre les hommes dans le but de les exploiter davantage. Cependant, lorsque nous sommes revenus à la réunion d’avril dernier au Caire, nous avons constaté que la situation avait évolué au point où l’un des pays pratiquant la ségrégation raciale, le gouvernement de l’Afrique du Sud, avait rompu officiellement avec le reste du monde pour poursuivre sa voie sans honneur ni vergogne. Lorsque j’ai eu l’honneur de rencontrer le président Tito au Caire et à Alexandrie en avril dernier, il restait encore quelques bougies d’espoir, résistant aux tempêtes et tentant de maintenir leur flamme vive dans l’obscurité. Malheureusement, ce qui s’est passé entre notre réunion de septembre à New York et notre réunion d’avril a également eu lieu entre notre réunion d’avril et le moment présent où nous nous retrouvons ici.

Les perspectives de paix sont devenues de plus en plus menacées, la détérioration de la situation internationale a continué sans interruption, et les tempêtes ont tenté d’éteindre les bougies d’espoir que nous voyions devant nous, une après l’autre.

En avril dernier au Caire, nous avions espoir que des négociations directes entre le gouvernement français et le gouvernement de la révolution algérienne, représentant le peuple algérien et son expression légitime, pourraient mettre fin au colonialisme français en Algérie et accorder au peuple algérien son droit inaliénable, pour lequel il a lutté avec son sang pendant plus de sept années difficiles et sanglantes. Cependant, nous voilà aujourd'hui en septembre à Belgrade, avec le gouvernement libre d’Algérie qui, malgré toute sa bonne volonté et sa disposition généreuse pour la paix, n’a pas pu parvenir à un résultat avec les autorités coloniales françaises. Il est même incroyable que le combat armé en Algérie se soit étendu à la Tunisie voisine, où la ville paisible de Bizerte a été le théâtre d’une attaque coloniale perfide, marquée de sang, transformant la ville en décombres et en cendres, simplement parce que le gouvernement tunisien a exigé que le colonialisme français se retire de la base usurpée de Bizerte.

De même, en avril dernier au Caire, nous espérions que le colonialisme désespéré, reculant devant les frappes des peuples en lutte pour leur liberté, tiendrait compte de la conscience mondiale vigilante, et qu'il essaierait au moins de dissimuler ses aspects cruels et féroces. Cependant, nous voilà aujourd'hui en septembre à Belgrade, avec une image claire de ce qui s'est passé en Angola : le massacre collectif brutal et le large terrorisme que le gouvernement colonial portugais exerce contre la tentative du peuple angolais de progresser vers l’autodétermination et la liberté.

De même, en avril dernier au Caire, le monde attendait et surveillait une rencontre entre les leaders des deux blocs, une rencontre que nous avions tenté de préparer à New York et à laquelle nous avions appelé.

L'attente et les espoirs se sont réalisés lorsque la date de cette rencontre a été annoncée à Vienne entre le président Nikita Khrouchtchev, Premier ministre de l'Union soviétique, et le président John Kennedy, président des États-Unis d'Amérique. Cependant, nous voici aujourd'hui en septembre à Belgrade, et les faits qui nous entourent confirment que la rencontre que nous attendions et espérions, à laquelle nous avions préparé le terrain et appelé, n'a pas réalisé les espoirs que nous y avions placés. En fait, le monde s'est retrouvé après cette rencontre face à une nouvelle intensification du danger qui le rapproche du bord du gouffre.

Nous entendons presque aujourd'hui les échos des tambours de la guerre qui résonnent de Berlin – pour reprendre les termes de l'ami le président Jawaharlal Nehru – et nous voilà aujourd'hui en train de voir toute l'humanité au bord de sa plus grande épreuve, sur cette ligne artificielle qui déchire le peuple allemand en deux peuples, chacun guettant l'autre, et la terre de chacun d'entre eux se transformant en une armurerie prête à frapper l'autre terre, qui est pourtant par nature et par histoire une partie d'elle-même et son extension. Il est vraiment étonnant de constater que le problème de la division de l'Allemagne – conséquence directe de la Seconde Guerre mondiale – est sur le point d'allumer les flammes d'une Troisième Guerre mondiale ; en d'autres termes, la liquidation des conséquences d'une guerre passée menace de nous plonger dans les calamités d'une nouvelle guerre.

À ce moment-là, en avril 1961 – lorsque j'ai eu l'honneur de rencontrer le président Tito au Caire et à Alexandrie – nous étions convaincus que la paix mondiale, dont nous portons tous la responsabilité à parts égales, exige que tous ceux qui peuvent servir la paix se rassemblent pour la défendre.

Notre évaluation, que nous avons partagée avec les amis qui ont participé à l'invitation de cette conférence, et avec les amis qui ont contribué à sa réalisation en répondant à l'appel à y participer, est que les pays non alignés, grâce à leur vision intègre et désintéressée des problèmes qui menacent la paix mondiale, peuvent jouer un rôle positif dans le service de cette paix.

Heureusement, les réunions préparatoires qui se sont tenues au Caire dans la première moitié du mois de juin ont pu préparer la tenue de cette conférence.

De plus, la correspondance que nous avons échangée tous ensemble au cours de cette période, jusqu'à notre présence ici, a pu ouvrir la voie – malgré toutes les circonstances – à ce grand nombre d'entre nous pour venir à Belgrade, participer aux travaux de cette conférence, et je dirais immédiatement, participer à la réussite de cette conférence. Il est en effet impératif à mon avis que cette conférence réussisse pour plusieurs raisons :

Premièrement, il n'y a pas de force capable de servir la paix comme le groupe des pays non alignés ; ces pays qui vivent les problèmes de leur monde sans s'en isoler ou se séparer, et qui ne se soumettent pas aux pressions des blocs qui déterminent leurs positions et orientent leurs choix, et qui émettent leur jugement sur ces problèmes à partir de la volonté de paix fondée sur la justice, indépendamment de tout autre considération... ce groupe de pays est plus apte à mettre au service de la paix, avec intégrité et désintéressement, toute son énergie matérielle et morale.

Deuxièmement, en tant que tel, nous sommes mieux à même de nous mouvoir librement, avec intégrité et désintéressement entre les deux blocs ; de rapprocher les raisons de leur conflit, et de renforcer les possibilités de compréhension, d'autant plus que la politique de non-alignement est devenue un sujet de respect pour les grandes puissances du monde entier, y compris celles qui font partie des grands blocs.

Troisièmement, à cause de tout cela, nous portons une responsabilité particulière envers la paix ; l'espoir de nos peuples et l'espoir de tous les peuples de la Terre.

Quatrièmement, c'est dans une atmosphère de paix seulement que nous pouvons développer la vie dans nos pays, et augmenter leur fécondité créatrice.

Cinquièmement, c'est dans une atmosphère de paix que nous pouvons aider de nombreux autres peuples encore enchaînés, aspirant à la liberté au-delà des murs, et qui demandent que nous leur tendions la main pour commencer à nouveau à forger leur destin. En résumé, nous devons être la conscience du monde dans lequel nous vivons.

Et si l'humanité tout entière salue aujourd'hui la force de la science qui a pu voler dans l'espace mondial, dépasser le champ gravitationnel de la Terre et explorer de nouveaux horizons, nous sommes ici appelés à faire en sorte que la force de la conscience accomplisse ce que la force de la science a accompli dans notre époque. Nous sommes ici appelés à faire en sorte que la force de la conscience se libère des chaînes de l'égoïsme, dépasse son attraction, et explore un nouvel horizon dont l'humanité a plus besoin que des horizons de l'espace mondial. Je parle de l'horizon de la paix ; la paix fondée sur la justice.

Monsieur le Président, chers amis,

Je comprends parfaitement que la tâche qui nous incombe n'est ni simple ni facile. Je reconnais que cette conférence des pays non alignés est une tentative nouvelle et audacieuse à une époque dominée par les grands blocs, soutenus par la puissance matérielle, scientifique et militaire. Je réalise également que cette conférence n'est pas bien accueillie ni acceptée par de nombreuses forces hostiles à la paix, notamment les forces coloniales qui cherchent à étouffer toute voix de conscience et à éteindre toute lueur de liberté, si elles le peuvent. Je comprends aussi que cette conférence est perçue avec scepticisme par ceux qui ont choisi l'inaction, que ce soit par incapacité ou par désespoir.

Cependant, une des premières raisons d'espérer le succès de cette conférence est qu'elle s'est effectivement tenue, que son assemblée a eu lieu dans cette salle, avec tout ce qu'elle représente et symbolise. Mais cet espoir réalisé est en soi une responsabilité supplémentaire pour cette conférence, lui imposant de transformer ses travaux en une concrétisation de cet espoir.

C'est pourquoi, Monsieur le Président, chers amis, je vous demande la permission de vous exposer ma vision ainsi que celle de la délégation de la République arabe concernant le travail de cette conférence pour réaliser cet espoir. Étant donné que la tentative que nous entreprenons aujourd'hui est nouvelle et audacieuse, je sollicite votre permission pour exposer ma vision en pensant à haute voix, comme on dit. Sur cette base, avant de parler de ma vision de la manière dont nous pouvons aborder notre travail, je voudrais m'arrêter un moment sur certains aspects que nous devons éviter dans nos travaux. Comme je l'ai dit, tout ce que je vise, poussé par le désir de réussir cette tentative nouvelle et audacieuse qui nous réunit ici, est d'examiner les choses sous tous leurs angles, en pensant à haute voix devant vous.

Premièrement, je pense ne pas dépasser mes limites en affirmant que nous sommes tous d'accord pour dire qu'il ne doit pas y avoir dans le fonctionnement de cette conférence, ni dans ses décisions, ni dans ses effets sur l'opinion publique mondiale, quoi que ce soit qui puisse suggérer, de près ou de loin, que les pays pratiquant la politique de non-alignement forment un troisième bloc international.

Nous vivons dans un monde en proie au conflit entre deux blocs, et nous ne pouvons envisager l'émergence d'un troisième bloc qui ne ferait qu'aggraver ce conflit plutôt que de l'atténuer.

Ce qui nous unit le plus, c'est la liberté de toute contrainte, à l'exception de celle imposée par les principes, et le désir de chacun d'entre nous de servir ces principes autant qu'il le peut. L'élan qui nous a réunis ici aujourd'hui est celui qui est indispensable pour la survie de tout principe ; je parle de l'élan pour la paix. Notre réunion ici est une tentative de rassembler les efforts en faveur de la paix et de coordonner ces efforts afin d'accroître leur efficacité et leur impact.

Deuxièmement, nous ne sommes pas ici une organisation distincte au sein des Nations Unies ; je veux dire que nous ne sommes pas des États séparés des autres membres de l'organisation mondiale des peuples libres, mais que nous en faisons partie intégrante. Notre travail n'est ni séparé d'elle, ni en dehors de son cadre... Nous ressentons simplement une énergie renouvelée pour servir la cause internationale commune, et cette énergie provient de notre libération de toutes les contraintes, sauf celle des principes.

Troisièmement, il est utile que les principes soient le cadre de notre action et la lumière révélatrice avec laquelle nous cherchons la vérité. Mais dans notre quête de vérité, nous devons conserver notre liberté totale, que ce soit dans notre manière d'aborder les problèmes, d'analyser leurs détails, ou de les diriger logiquement vers la solution appropriée.

Nous ne devons pas nous limiter à ce que d'autres ont fait, ni imposer des contraintes temporaires à notre pensée. Nous devons libérer notre pensée des fardeaux, alléger les crises elles-mêmes de leurs poids, et ramener les choses à leurs origines, sans les considérer uniquement à partir de leur état actuel. Sinon, nous emprunterons le même chemin qui a conduit les crises à leurs sommets dangereux. Prenons par exemple la crise allemande, qui semble maintenant être le problème majeur menaçant la paix. Nous ne devons pas, à notre avis, nous arrêter devant le mur qui sépare Berlin-Est de Berlin-Ouest et imaginer que nous avons atteint une impasse. Le mur qui divise Berlin-Est de Berlin-Ouest est une manifestation du problème réel, un symptôme de celui-ci, une étape précédée de longues phases qui l'ont préparée.

Le problème de Berlin et celui de l'Allemagne ne se résument pas à ce mur. Si nous voulons revenir à l'origine des questions, le problème de l'Allemagne est une conséquence directe des conditions de la Seconde Guerre mondiale, qui ont conduit à la division de l'Allemagne, à l'établissement de systèmes sociaux différents dans chaque partie, à l'intensification de la guerre froide entre les deux grands blocs, ce qui a rendu la séparation des deux parties plus probable que leur unification, et enfin à l'échec des négociations sur le désarmement, transformant chaque partie en une arsenal dirigé contre l'autre.

La crise intense que représente le problème allemand est en réalité une crise de coexistence pacifique, une crise de la course aux armements après l'échec des négociations sur le désarmement.

Quatrièmement, je suis convaincu que cette conférence ressemble davantage à un rassemblement pour la paix. Par conséquent, il est important, à mon avis, que l'objectif de la paix – une paix fondée sur la justice – soit la grande finalité de cette conférence. Cela signifie que nous devons consacrer la plus grande partie de nos efforts aux grandes questions de paix en général, sans épuiser nos efforts sur des questions secondaires. En consacrant nos efforts à cette fin, nous garantirons deux choses de la plus grande importance :

Premièrement, que les travaux de cette conférence puissent concentrer autant d'influence que possible sur la question principale pour laquelle elle est réunie.

Deuxièmement, que cette conférence, en évitant les questions secondaires, puisse parvenir à une volonté d'action unifiée.

Je passe maintenant à la partie positive de notre travail, toujours dans la logique de penser ou d'essayer de penser à haute voix. Il me semble, Monsieur le Président, qu'il serait utile pour nous de définir les priorités des grands problèmes auxquels notre monde est confronté. Une fois ces priorités établies, nous pourrions ensuite examiner les moyens et les méthodes par lesquels nous pourrions organiser les efforts pratiques pour les aborder, puis parvenir à des solutions justes guidées par les principes.

Je commence par les priorités des problèmes, puis je passe à leur traitement et aux moyens et méthodes d'y parvenir.

Premièrement, la tension internationale reflétée par la guerre froide entre les blocs est une conséquence évidente du manque de foi en la nécessité de la coexistence pacifique. La coexistence pacifique ne peut être une trêve armée ; elle doit être une coopération créative et productive entre tous les États et entre tous les systèmes sociaux, pour que tous puissent prouver leur capacité à servir l'homme libre, puis qu'il y ait entre eux une interaction capable de pousser le développement continu de tous les peuples du monde sur les plans politique, économique et social.

Deuxièmement, en raison du manque de foi en la coexistence pacifique, tous les espoirs placés dans la résolution du problème du désarmement n'ont pas encore été réalisés. Malgré les efforts déployés pour le désarmement et l'arrêt des essais nucléaires, l'augmentation des armements est aujourd'hui la tendance dominante. Le désarmement, en revanche, n'a abouti qu'à de longues et pénibles négociations qui n'ont rien donné de concret sur quoi on puisse compter. Il est également profondément regrettable que, dans cette atmosphère saturée d'inquiétude, le gouvernement soviétique se soit retrouvé dans une position qui, de son point de vue, l'a amené à reprendre les essais nucléaires. Cette décision a été un choc pour moi autant qu'elle l'a été pour l'opinion publique mondiale. Cependant, quels que soient les motifs du gouvernement soviétique pour cette décision, l'essentiel est son indication claire de la détérioration grave de la situation internationale.

Il est également douloureux de constater que la course aux armements ne se limite pas aux États-Unis et à l'Union soviétique. Nous avons vu d'autres pays, défiant l'opinion publique mondiale, mener des essais nucléaires, comme la France, qui les réalise sur des terres dont les peuples refusent que leurs pays soient le théâtre de ces expériences.

Troisièmement, dans cette situation où la paix dépend de l'équilibre nucléaire effrayant, de nombreuses forces tentent d'exploiter la situation à leur avantage, en premier lieu les puissances coloniales et les éléments réactionnaires hostiles au progrès. Nous avons vu la France combattre le peuple algérien avec les armes de l'OTAN, et les télégrammes rapportent que les bombes larguées sur certains sites nationalistes en Angola étaient fabriquées aux États-Unis. Mais plus grave que les armes de l'OTAN utilisées contre le peuple algérien, et plus grave que les bombes

 américaines larguées sur le peuple angolais, est l'indifférence totale envers tous les principes des Nations Unies sous la pression de la politique des alliances, comme nous l'avons vu dans la position des États-Unis sur le problème de l'agression contre Bizerte lors de son examen à l'Assemblée générale des Nations Unies.

Quatrièmement, un nouveau colonialisme a émergé, tentant de réaliser les mêmes objectifs d'exploitation que l'ancien colonialisme, avec des méthodes qui semblent plus adaptées à l'esprit de l'époque. Dans ce contexte, les alliances militaires sont devenues davantage dirigées contre les fronts intérieurs des peuples aspirant à se révolter contre leurs conditions pour réaliser leurs aspirations, plutôt que des outils pour faire face à une agression extérieure. De plus, l'aide, le commerce et la politique des blocs économiques monopolistiques ont été utilisés comme un écran pour contrôler les ressources des peuples et les exploiter au profit des exploiteurs. Les puissances coloniales ont également divisé les terres des peuples, installé des bases qui divisent l'unité de la nation, plaçant au cœur de celle-ci une base d'agression qu'elles peuvent utiliser si nécessaire, comme cela s'est produit dans notre expérience de la guerre de Suez. Ces puissances ont même utilisé ces bases pour une infiltration à long terme.

La conférence des États de Casablanca a prouvé cette vérité en condamnant Israël comme un avant-poste du nouveau colonialisme en Afrique et un outil utilisé par ses ambitions, et le colonialisme n'a pas hésité à utiliser les Nations Unies elles-mêmes comme un moyen d'atteindre ses objectifs, comme nous l'avons tous vu au Congo.

Enfin, sous les drapeaux colorés de l'indépendance qui ont été levés dans plusieurs pays, le colonialisme a tenté de priver la liberté de sa véritable substance et de faire de l'indépendance un simple symbole extérieur sans aucune réalité tangible.

Cinquièmement, dans la frénésie du colonialisme – et particulièrement sur le continent africain – la politique de ségrégation raciale s'est intensifiée, exacerbant l'exploitation de l'homme par l'homme. En réalité, la logique de la discrimination raciale est la même que celle du colonialisme, et la discrimination entre les êtres humains en fonction de la couleur n'est qu'une introduction à la discrimination entre eux en termes de droits.

Il est incontestable, selon nous, que le jour où le colonialisme prendra fin sera également le jour où la ségrégation raciale prendra fin.

Sixièmement, la probabilité du danger a augmenté avec les progrès de la science moderne, alors qu'elle aurait dû diminuer. Malheureusement, l'énergie nucléaire, dont les horizons se sont ouverts à l'esprit humain, n'a pas encore été dirigée vers le progrès pacifique des peuples. De même, les victoires remarquables de l'homme dans l'exploration spatiale ouvrent devant lui de nouveaux horizons prometteurs, mais elles le menacent également de dangers terribles si l'espace est utilisé pour établir des bases militaires, suivant la frénésie actuelle de l'armement.

Voici quelques exemples des problèmes.

Monsieur le Président,

Si je passe maintenant à une tentative de réfléchir aux solutions que nous pourrions mettre en place, guidées par les principes, pour qu'elles soient des clés pour résoudre ces problèmes, je trouverai ce qui suit :

Premièrement, il est impératif maintenant que le bruit des armes diminue, et que l'on laisse place à des négociations calmes au plus haut niveau. Il n'y a plus d'alternative maintenant : soit la négociation, soit la guerre.

Il nous semble qu'il est nécessaire maintenant de convoquer une réunion au sommet dès que possible. Nous ne devons pas être découragés par le fait que notre tentative à New York n'a pas réussi à organiser une rencontre au sommet entre le président américain et le président soviétique à ce moment-là. Il faut se rappeler que plus de 40 pays ont soutenu cette proposition. Il faut également se rappeler que la réunion qui a eu lieu entre le président "Nikita Khrouchtchev" et le président "John Kennedy" à Vienne en mai dernier a été une réalisation de cette proposition.

De même, nous ne devons pas être découragés par le fait que la réunion tenue dans la capitale autrichienne n'a pas donné les résultats escomptés. Dans les circonstances auxquelles notre monde est confronté aujourd'hui, personne parmi nous ne doit céder au désespoir. Il faut que les négociations se poursuivent, et si elles échouent, il faut essayer de nouveau. Les négociations sont le seul moyen sûr dans l'atmosphère actuelle, lourdement chargée de nuages menaçants. En fait, les négociations sont le seul chemin vers une paix fondée sur la justice. La paix ne peut pas être basée sur les bases de missiles à têtes nucléaires.

Cependant, il est de notre devoir ici de chercher à créer un climat qui puisse rendre une telle réunion plus utile et plus fructueuse. Avant de clore nos travaux, il est impératif que nous ayons un plan clair pour faire avancer les négociations entre les deux blocs vers une mise en œuvre pratique.

Nous ne devons pas nous contenter d'appeler à leur rencontre en espérant que notre appel atteigne leurs oreilles. Il est impératif d'aller plus loin et de nous assurer que nous ne nous sommes pas réunis ici simplement pour lancer un appel, mais pour pousser les perspectives de paix vers un climat de plus grande confiance et sérénité.

Deuxièmement, il est maintenant impératif que tous les efforts soient déployés pour permettre aux Nations Unies de remplir leur mission. Après tous les changements qui ont eu lieu dans le monde depuis la création de cette organisation internationale en 1945, il est nécessaire que cette organisation s'adapte à la réalité mouvante du monde.

À cet égard, le changement constructif doit inclure l'administration de l'ONU elle-même en tant qu'outil exécutif de sa volonté. Le changement doit également s'étendre à la répartition des pouvoirs au sein de ses différents organes. Je ne peux concevoir que des régions du monde restent sans représentation au Conseil de sécurité, pas plus que je ne peux concevoir qu'un pays comme la Chine populaire reste en dehors du cadre des Nations Unies alors qu'un quart de la population mondiale vit dans ses frontières.

L'ONU doit ensuite exercer le rôle que les peuples qui l'ont créée espéraient qu'elle jouerait, et être un forum de travail pour la paix et le progrès. Il est regrettable de voir cette organisation internationale, qui représentait un grand espoir pour l'humanité, se transformer parfois en un champ de bataille pour les blocs, ou être utilisée comme un outil par les colonialistes. Pire encore, ses résolutions ne survivent parfois que dans la mesure où elles bénéficient du soutien des grandes puissances. La preuve en est que les résolutions des Nations Unies sur les droits du peuple palestinien sont restées, après de nombreuses années, de l'encre sur du papier, car la politique de certaines grandes puissances dans notre région a soutenu Israël en défi de toute loi et de toute justice. La tragédie apparaît dans toute son ampleur lorsque nous rappelons ce qui s'est passé en 1948, lorsque les Nations Unies et la trêve qu'elles ont imposée en Palestine ont servi de couverture sous laquelle l'agression a réalisé ses objectifs, en occupant les terres qu'elle a arrachées à leurs propriétaires légitimes.

Troisièmement, il est impératif maintenant de donner aux peuples qui n'ont pas encore atteint leur développement économique et social la plus grande opportunité possible pour progresser. Il faut rappeler qu'il ne peut y avoir de stabilité dans un monde où les niveaux de vie des peuples varient à ce point scandaleusement.

Le monde dans lequel nous vivons est un monde unique, son destin en paix ou en guerre est un destin commun. Nous avons tous contribué à la construction des civilisations humaines, les capitales de la lumière se sont déplacées de continent en continent au cours de l'histoire. Nous avons donc tous une part dans ce qu'a accompli la civilisation humaine en termes de progrès. Nous avons également tous contribué à créer la prospérité dont jouissent aujourd'hui ceux qui en ont l'opportunité. Je ne veux pas réveiller de vieilles rancœurs, mais le progrès industriel, par exemple, dans un grand nombre de pays européens, s'est largement appuyé sur les richesses qui ont été systématiquement extraites d'Asie et d'Afrique.

Il ne fait aucun doute que les perspectives d'espoir pour le progrès augmenteront si la course aux armements, en particulier dans le domaine nucléaire, est freinée et si les énormes ressources investies dans ce domaine sont réorientées pour résoudre les problèmes du développement. De même, il ne fait aucun doute que ces perspectives d'espoir s'amélioreront si les efforts remarquables actuellement déployés dans le domaine spatial sont dédiés au service de la paix, pour aider, avec toutes leurs capacités, à assurer la prospérité. Il est essentiel d'organiser le processus d'assistance au développement, en le débarrassant des considérations de la guerre froide et des ambitions du nouveau colonialisme. Ici, nous pouvons peut-être trouver les moyens de soutenir ce processus, que nous considérons comme vital.

Quatrièmement, il est impératif maintenant que les pays non alignés, ayant assumé la responsabilité de travailler pour la paix, poursuivent ce qu'ils ont commencé et mettent en œuvre des efforts coordonnés pour atteindre leurs objectifs, par le biais d'une coopération continue, de consultations constantes et de la coordination des efforts au sein et en dehors des Nations Unies. Il ne suffit pas de commencer, il est crucial de continuer jusqu'à ce que nous atte

ignions notre objectif, qui est aussi l'objectif de l'humanité à travers l'histoire et à travers le monde.

Nous devons maintenir notre mouvement pour la paix libre et capable, et nous devons le maintenir sur les fronts les plus larges. En dehors du contact continu entre nous, nous devons toujours encourager et soutenir de tout cœur toutes les tentatives collectives et constructives visant à renforcer la paix par la protection de la liberté et la promotion du développement.

Nous devons également rester en contact avec les deux camps en conflit ; le non-alignement ne signifie pas que nous nous retirons des problèmes, mais que nous contribuons positivement à renforcer la compréhension et à établir des ponts ouverts pour que les idées et les opinions puissent traverser les profondes divisions créées par les crises.

Cinquièmement, il est impératif que nos efforts soient directs et concentrés sur tous les objectifs pour lesquels nous pouvons agir avec nos propres forces. À cet égard, je fais particulièrement référence à la décolonisation, qui est l'une des causes profondes du mal et une source de tension et de préoccupation inquiétante à notre époque. En unissant et en organisant nos efforts, nous pouvons porter des coups décisifs à ce danger, aidant les peuples qui souffrent encore sous sa coupe à se libérer et à libérer toute l'humanité de ses effets.

Dans ce contexte, il me semble que nous pouvons faire plus que de simples efforts moraux ; il en va de même pour la lutte contre la discrimination raciale, où nous pouvons faire plus que protester.

Sixièmement, dans notre mouvement vers nos objectifs, il est impératif que nous mobilisions toutes les forces prêtes à œuvrer pour le bien dans le monde. Souvenons-nous toujours que l'objectif que nous poursuivons nous unit à tous les hommes de bonne volonté à travers le monde. Si nous parvenons à inspirer une action positive et efficace parmi tous ces acteurs, nous pourrons, en nous réunissant pour la paix, mobiliser en même temps les forces de la conscience mondiale libre dans toutes les régions, capables de soutenir notre mouvement et de lui ouvrir la voie.

Nous pouvons trouver ici les moyens et les méthodes pour réaliser cela concrètement et efficacement.

Monsieur le Président

J'ai essayé autant que possible d'éviter de proposer des solutions spécifiques aux grands problèmes qui menacent aujourd'hui la sécurité du monde, en particulier le problème allemand et ses enjeux matériels et psychologiques, ainsi que les problèmes politiques, militaires et sociaux. Ce discours n'est pas le lieu de les aborder ; leur place est dans les travaux qui suivront cette conférence.

Ce que j'ai tenté de faire, c'est d'ouvrir mon cœur devant vous alors que nous nous apprêtons à franchir une étape importante dans le domaine des affaires internationales. Tout ce que j'espère, c'est que notre réunion ici se termine avec nos peuples ressentant, et avec eux d'autres peuples, que notre démarche ici a été une étape dans la bonne direction ; une étape sincère, honnête, intègre, désintéressée, cherchant la paix, convaincue que la justice doit être son fondement et son soutien.